Introduction
Le patrimoine, selon la définition de l’Unesco, désigne l’ensemble des biens culturels ou naturels, matériels ou immatériels, reconnus comme porteurs d’une valeur universelle exceptionnelle. Mais dans certains contextes de crise, il devient un enjeu stratégique, cible de conflits ou outil de légitimation politique. Sa destruction peut relever d’une logique de guerre, et sa protection, d’une stratégie de paix, de justice ou d’influence.
Le cas du Mali, en particulier celui de la ville de Tombouctou, illustre cette dimension géopolitique. En 2012, plusieurs sites religieux et culturels y sont détruits par des groupes djihadistes, déclenchant une mobilisation internationale sans précédent. Entre occupation armée, interventions étrangères, initiatives patrimoniales et procès internationaux, la situation malienne permet d’interroger le rôle du patrimoine dans les conflits contemporains et dans les tentatives de stabilisation.
Tombouctou : un patrimoine soufi au cœur des tensions sahéliennes
Située au nord du Mali, Tombouctou est fondée au XIe siècle. Elle devient, entre le XIVe et le XVIe siècle, un carrefour intellectuel, commercial et religieux majeur en Afrique de l’Ouest. Elle abrite de nombreuses mosquées en terre crue, des mausolées de saints musulmans et des manuscrits anciens, reflétant l’influence du soufisme, un courant mystique et tolérant de l’islam, fondé sur la piété intérieure, l’ascèse et le respect des maîtres spirituels.
En 1988, Tombouctou est inscrite au patrimoine mondial de l’Unesco. Mais en 2012, la région est plongée dans le chaos : une rébellion menée par le MNLA (Mouvement national de libération de l’Azawad), groupe laïc et autonomiste à majorité touarègue, prend le contrôle du nord du pays. Ce mouvement est rapidement marginalisé par des groupes djihadistes comme Ansar Dine et AQMI (Al-Qaïda au Maghreb islamique), qui imposent une interprétation radicale de la charia — la loi islamique.
Ces groupes considèrent les mausolées soufis comme hérétiques. Ils détruisent seize d’entre eux à Tombouctou, ainsi qu’une partie des bibliothèques contenant des manuscrits anciens. Cette destruction est plus qu’une attaque contre des monuments : elle vise à nier la mémoire locale et à supprimer un islam modéré et africain, pour imposer leur autorité religieuse.
À retenir
Le patrimoine soufi de Tombouctou symbolise un islam savant, ouvert et enraciné localement. Sa destruction en 2012 reflète une volonté des groupes djihadistes d’effacer une tradition religieuse concurrente et d’affirmer leur pouvoir par la violence symbolique.
Une stratégie de destruction à visée politique et idéologique
Les destructions opérées à Tombouctou ne sont pas de simples actes de vandalisme. Elles s’inscrivent dans une stratégie de contrôle du territoire par la terreur symbolique. En s’en prenant à des lieux de mémoire, les djihadistes cherchent à effacer les repères religieux et culturels des populations et à imposer leur propre vision du religieux et du pouvoir.
Les manuscrits anciens, riches de savoirs religieux, scientifiques ou juridiques, sont également visés. Grâce à une mobilisation clandestine, plus de 300 000 d’entre eux sont transférés secrètement vers Bamako par des bibliothécaires et des habitants, évitant leur disparition.
Cette logique n’est pas propre au Mali : elle rappelle les destructions commises en Syrie ou en Irak contre Palmyre ou Mossoul. Dans ces cas, le patrimoine devient un outil de domination symbolique, destiné à effacer la diversité religieuse et culturelle et à renforcer une idéologie exclusive.
À retenir
Les destructions patrimoniales au Mali font partie d’une tactique de guerre culturelle : elles visent à déstabiliser les sociétés locales et à légitimer un nouvel ordre religieux radical.
Une réponse internationale : entre justice, reconstruction et influence géopolitique
Face à ces destructions, la réaction a été rapide. En 2013, l’Unesco engage un programme de reconstruction des mausolées, avec des artisans locaux et selon les techniques traditionnelles. Cette action participe à une reconquête symbolique du territoire et à une tentative de réappropriation communautaire.
Parallèlement, en 2016, la Cour pénale internationale (CPI) condamne Ahmad al-Faqi al-Mahdi, membre d’Ansar Dine, pour crime de guerre lié à la destruction des mausolées. Ce procès est une première dans l’histoire de la CPI en matière de patrimoine : c’est la première fois qu’un accusé est jugé uniquement pour la destruction de biens culturels.
Sur le plan militaire, l’intervention de la France débute en janvier 2013 avec l’opération Serval, qui vise à stopper l’avancée des groupes djihadistes vers le sud du pays. Cette intervention est relayée à partir de 2014 par l’opération Barkhane, active jusqu’en 2022. Ces opérations, tout comme la présence de la MINUSMA (Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali), montrent que le patrimoine s’inscrit aussi dans des enjeux géopolitiques : sa protection devient un levier diplomatique, une justification humanitaire ou un outil d’influence régionale.
La France, les Nations unies, les ONG et les institutions culturelles interviennent donc aussi pour affirmer leur rôle de stabilisateurs, dans une région où la sécurité, la mémoire et l’identité sont intimement liées.
À retenir
La réponse à la destruction du patrimoine au Mali combine reconstruction symbolique, justice internationale et présence géopolitique. Elle traduit des intérêts humanitaires, culturels… mais aussi stratégiques.
Conclusion
Au Mali, la destruction puis la restauration du patrimoine de Tombouctou révèlent que le patrimoine est loin d’être un simple décor historique. Il peut être instrumentalisé comme outil de guerre, ciblé pour affirmer un pouvoir, ou mobilisé comme ressource pour la paix. La mémoire religieuse, les savoirs manuscrits et l’architecture traditionnelle sont au cœur de luttes d’influence où se croisent acteurs locaux, groupes armés, États, ONG et institutions internationales.
Dans un contexte sahélien encore instable, où les revendications identitaires, les fragilités étatiques et les conflits religieux persistent, la patrimonialisation devient un enjeu géopolitique majeur. Elle engage des questions de souveraineté, de justice, de reconnaissance culturelle et de reconstruction politique.
