Introduction
Au XVIIIe siècle, l’Angleterre fascine les penseurs européens. Depuis la Glorieuse Révolution de 1688 et la signature du Bill of Rights (« Déclaration des droits ») en 1689, elle s’est dotée d’une monarchie parlementaire : un régime où le roi gouverne en accord avec le Parlement, qui contrôle les lois et les finances. Ce modèle repose sur la suprématie de la loi (rule of law, c’est-à-dire la primauté du droit sur toute autorité, y compris celle du roi) et sur un équilibre des pouvoirs (principe selon lequel les fonctions législative, exécutive et judiciaire doivent être confiées à des institutions distinctes afin d’éviter l’arbitraire).
Cependant, cette liberté reste limitée : seuls les propriétaires terriens peuvent voter, le roi conserve un droit de veto jusqu’en 1707 et une influence réelle sur les ministres, et la tolérance religieuse est incomplète. L’Angleterre du XVIIIᵉ siècle demeure une monarchie oligarchique, dominée par une élite protestante.
C’est dans ce contexte que Voltaire, écrivain et philosophe français né en 1694 à Paris, découvre la société anglaise. Fervent défenseur de la raison, de la tolérance et de la liberté de penser, il est l’une des grandes figures du Siècle des Lumières. Exilé à Londres entre 1726 et 1729 après des démêlés avec le pouvoir royal, il y observe une nation qui lui semble plus libre et plus éclairée que la France. Il en tirera son œuvre célèbre, les Lettres philosophiques (1734), qui feront connaître au public français le modèle politique britannique.
L’Angleterre : un modèle de libertés politiques et religieuses limitées
L’Angleterre du XVIIIe siècle jouit d’une stabilité politique rare en Europe, mais ses libertés demeurent incomplètes. Le Toleration Act (« Acte de tolérance », 1689) accorde la liberté de culte aux protestants non anglicans (presbytériens, quakers, baptistes), mais les catholiques et les non-conformistes restent exclus des fonctions publiques. Les Test Acts, qui exigent la fidélité à l’Église anglicane, maintiennent ces discriminations jusqu’au XIXᵉ siècle. La tolérance anglaise, bien que pionnière, reste donc liée au protestantisme.
Sur le plan politique, le Parlement se compose de deux chambres : la Chambre des Lords, qui réunit nobles et évêques anglicans, et la Chambre des Communes, où siègent les représentants de la bourgeoisie et des propriétaires terriens. C’est là que se développent les premiers débats parlementaires modernes. Deux partis s’y opposent : les Whigs, partisans de la limitation du pouvoir royal et d’une plus grande tolérance religieuse, et les Tories, défenseurs de la tradition monarchique et de l’Église anglicane. Ces affrontements révèlent le dynamisme politique d’un royaume où le débat remplace la censure.
C’est cette vitalité institutionnelle que Voltaire admire. En France, sous la monarchie absolue, le pouvoir du roi est incontestable, la censure omniprésente et la religion d’État unique. L’Angleterre, elle, montre qu’un royaume peut fonctionner sur la base de la discussion, du compromis et du respect du droit.
À retenir
Le modèle anglais du XVIIIe siècle repose sur la loi et le débat, mais reste réservé à une élite protestante et propriétaire. Il impressionne Voltaire, qui y voit un idéal de liberté face à l’absolutisme français.
Les Lettres philosophiques : Voltaire, témoin et critique de la France
De retour en France, Voltaire publie en 1734 ses Lettres philosophiques, recueil de vingt-cinq lettres où il compare la société anglaise à celle de son pays. Il y fait de l’Angleterre un miroir critique de la France.
Il commence par décrire les quakers, chrétiens pacifistes qui refusent toute hiérarchie religieuse et prônent la simplicité. Leur égalité morale et leur tolérance l’émerveillent. Il présente ensuite les anglicans et les déistes, montrant qu’en Angleterre, la diversité religieuse favorise la paix civile. Cette admiration cache une critique implicite : en France, depuis la révocation de l’édit de Nantes (1685), les protestants sont persécutés et le fanatisme religieux entretient la division.
Voltaire consacre aussi plusieurs lettres à la liberté politique. Il admire un pays où la presse débat ouvertement des affaires de l’État, où le Parlement contrôle les impôts et où la loi limite le pouvoir du roi. Cette liberté d’expression contraste avec la France, où toute critique du pouvoir est censurée.
Cependant, les Lettres philosophiques ne se contentent pas de décrire : elles dénoncent. L’admiration de Voltaire pour l’Angleterre s’accompagne d’une critique du fanatisme et de l’intolérance qui règnent en France. L’ouvrage, jugé subversif, est condamné et brûlé publiquement, et Voltaire doit fuir Paris.
À retenir
Par ses Lettres philosophiques, Voltaire célèbre la liberté anglaise et en fait une arme contre le fanatisme et la censure françaises. L’ouvrage marque une rupture majeure dans la diffusion des idées des Lumières.
Locke et Montesquieu : la réflexion politique renouvelée
L’influence anglaise sur la pensée politique dépasse le témoignage de Voltaire. Le philosophe John Locke (1632-1704) pose les bases du libéralisme politique dans ses Two Treatises of Government (« Deux Traités du gouvernement civil », 1690). Il y affirme que les hommes possèdent des droits naturels — la vie, la liberté et la propriété — et que le pouvoir politique doit découler d’un contrat social fondé sur le consentement du peuple. Un gouvernement qui viole ces droits perd toute légitimité.
Ces idées influencent profondément les penseurs du XVIIIe siècle. Montesquieu, après un voyage en Angleterre (1729-1731), en tire une réflexion plus large dans De l’Esprit des lois (1748). Il y théorise la séparation des pouvoirs entre exécutif, législatif et judiciaire, condition indispensable à la liberté politique. Cependant, Montesquieu ne se limite pas à l’exemple anglais : il compare divers régimes — républicains, monarchiques et despotiques — pour montrer que les lois doivent toujours être adaptées aux conditions sociales, économiques et culturelles d’un peuple.
À retenir
Locke établit la philosophie politique de la liberté individuelle et du contrat social. Montesquieu élargit cette pensée en l’inscrivant dans une analyse comparative des régimes politiques, dont l’Angleterre n’est qu’un exemple.
L’écho international : du modèle anglais aux États-Unis
L’influence du modèle britannique dépasse les frontières européennes. Au XVIIIe siècle, les colonies anglaises d’Amérique revendiquent elles aussi les droits hérités de la tradition parlementaire anglaise. Les colons s’appuient sur les principes du Bill of Rights (1689) et sur les théories de John Locke pour contester l’autorité du roi George III. Ils affirment que le pouvoir ne peut être légitime sans le consentement du peuple et qu’il doit garantir les droits naturels des citoyens.
Ces idées conduisent à la Déclaration d’indépendance de 1776, rédigée par Thomas Jefferson, qui reprend explicitement les concepts lockéens de liberté et d’égalité. La nouvelle république américaine adopte ensuite une Constitution en 1787 fondée sur la séparation des pouvoirs, inspirée de Montesquieu, puis une Déclaration des droits américaine (Bill of Rights, 1791), qui garantit la liberté d’expression, de presse et de religion.
Ce transfert d’idées illustre la diffusion mondiale du modèle politique anglais. L’Amérique devient le premier État moderne fondé sur les principes de droit, de liberté et de représentation. Ce mouvement s’inscrit dans la continuité intellectuelle des Lumières, dont Voltaire et Montesquieu furent les messagers en Europe.
À retenir
Les idéaux politiques nés en Angleterre — suprématie de la loi, équilibre des pouvoirs, liberté religieuse et politique — inspirent la Révolution américaine et marquent la naissance du premier régime démocratique moderne.
Conclusion
Le modèle britannique du XVIIIe siècle, fondé sur la suprématie de la loi, la tolérance religieuse et un relatif équilibre des pouvoirs, inspire profondément les philosophes des Lumières. Voltaire, dans ses Lettres philosophiques (1734), en révèle la portée et l’utilise pour dénoncer le fanatisme et l’absolutisme français. John Locke en fournit la base théorique, et Montesquieu en propose une lecture universelle.
Ces idées traversent l’Atlantique et nourrissent la pensée des révolutionnaires américains, qui les mettent en pratique dans la Déclaration d’indépendance (1776) et la Constitution (1787). L’Angleterre devient ainsi le berceau d’un modèle politique mondial : celui d’un pouvoir fondé sur la raison, la liberté et la loi, qui inspire la démocratie moderne.
