Introduction : La notion de « société de la connaissance » (Peter Drucker, 1969), portée et débats

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Dans cette leçon, tu découvres comment les savoirs sont devenus un pilier central des sociétés modernes, tout en restant marqués par des inégalités d’accès, de reconnaissance et de diffusion. Tu verras aussi comment les savoirs produits dans les Suds ou hors des circuits académiques peinent encore à être valorisés. Mots-clés : société de la connaissance, savoirs, innovation, épistémologies du Sud, inégalités cognitives, circulation des savoirs.

Introduction

À partir de la seconde moitié du XXe siècle, les sociétés dites post-industrielles – c’est-à-dire fondées sur les services, l’innovation et l’information plus que sur la production industrielle – voient s’imposer un modèle nouveau dans lequel la maîtrise des savoirs devient un facteur déterminant du développement économique, du rayonnement culturel et de l’organisation sociale. En 1969, Peter Drucker théorise cette mutation en parlant de « société de la connaissance », expression désormais largement reprise.

Dans ces sociétés, les travailleurs du savoir (chercheurs, ingénieurs, enseignants, cadres, etc.) jouent un rôle central. Mais cette montée en puissance des savoirs n’est ni linéaire ni homogène : elle s’inscrit dans une histoire longue de la production et de la circulation des connaissances, marquée par des hiérarchies, des rapports de pouvoir et des inégalités. Elle soulève aussi de nombreux débats, notamment sur la légitimité des savoirs, leur usage, ou leur diversité. Il convient donc d’en examiner les fondements historiques, les formes d’organisation, et les dynamiques contemporaines de diffusion, en tenant compte aussi des épistémologies issues des Suds.

Savoirs et développement : portée et débats autour d’un modèle

Dans les pays développés, la fin du XXe siècle est marquée par l’émergence d’une économie centrée sur les informations, les compétences et les technologies. Le savoir devient une ressource stratégique, que ce soit dans l’entreprise, les politiques publiques ou les technologies numériques.

Ce modèle se caractérise par :

  • L’essor des systèmes d’enseignement supérieur et de la recherche appliquée.

  • L’importance croissante de l’innovation technologique, valorisée par des brevets et des données.

  • La reconnaissance de l’expertise scientifique dans les décisions économiques et politiques.

Mais cette dynamique fait débat :

  • Le philosophe Jean-François Lyotard dénonce dès 1979 une tendance à instrumentaliser les savoirs, jugés uniquement selon leur rentabilité.

  • Des critiques soulignent une concentration de la production du savoir dans quelques pôles dominants (grandes universités, multinationales, plateformes numériques).

  • Dans les pays du Sud, des auteurs postcoloniaux (ex. : Achille Mbembe, Boaventura de Sousa Santos) questionnent l’hégémonie des savoirs occidentaux et plaident pour la reconnaissance des épistémologies alternatives (savoirs autochtones, vernaculaires, populaires).

La mondialisation des connaissances n’efface donc ni les inégalités d’accès, ni les formes d’invisibilisation de certains savoirs locaux.

À retenir

Le développement des sociétés modernes repose de plus en plus sur la production, la maîtrise et l’usage des savoirs, mais ce modèle soulève des inégalités de reconnaissance et d’accès, notamment entre le Nord et le Sud.

Des communautés savantes aux institutions scientifiques : continuités et tensions

Depuis l’époque moderne, les savoirs se construisent collectivement, dans des communautés structurées. Du XVIe au XVIIIe siècle, les communautés savantes rassemblent érudits, naturalistes ou astronomes qui échangent dans ce qu’on appelle la république des lettres (réseau informel d’échanges savants à l’échelle européenne), via correspondances, salons ou académies.

Avec le XIXe siècle, la science devient plus institutionnalisée et professionnalisée :

  • Naissance des universités modernes, des laboratoires, et des revues scientifiques spécialisées.

  • Séparation des disciplines scientifiques.

  • Développement de l’évaluation par les pairs (jugement d’une recherche par d’autres chercheurs du même domaine).

Ce passage ne constitue pas une rupture totale : certaines académies, comme celle des sciences à Paris, assurent une continuité entre époque savante et époque scientifique.

La communauté scientifique repose sur des principes de rigueur méthodologique, de transparence, de discussion critique. Elle produit des connaissances validées à un moment donné, toujours révisables en fonction de nouvelles données, et non des vérités absolues.

Mais ce modèle est aujourd’hui confronté à plusieurs limites :

  • Pression à la publication et concurrence entre institutions.

  • Risques de fraude scientifique ou de biais liés au financement privé.

  • Débat sur la reconnaissance des savoirs non occidentaux, souvent exclus des circuits dominants.

À retenir

La science se développe dans des communautés structurées, héritières des réseaux savants anciens, mais soumises à des enjeux de légitimation, de compétition et de diversité culturelle.

La circulation des savoirs : entre ouverture numérique et asymétries globales

Les savoirs circulent à travers des acteurs multiples (chercheurs, institutions, éditeurs, médias, plateformes) et des canaux variés (revues, colloques, manuels, internet). Cette circulation est une condition de leur appropriation, de leur validation et de leur transformation.

  • À l’époque moderne, la circulation se fait via la correspondance, les académies et les voyages savants.

  • Aux XIXe et XXe siècles, elle repose sur les revues scientifiques, les congrès internationaux, les bibliothèques universitaires.

  • Aujourd’hui, elle passe aussi par le numérique : bases de données, réseaux académiques, publications en ligne.

Les outils récents ont renforcé l’ouverture des savoirs, avec le développement de l’open access (accès gratuit aux publications scientifiques). Mais ils posent aussi de nouveaux problèmes :

  • La saturation informationnelle : surabondance de données rendant difficile le tri et l’analyse.

  • Le contrôle algorithmique : orientation des contenus par des programmes automatisés, influençant l’accès à certains types de savoirs.

En contexte postcolonial, des enjeux spécifiques émergent :

  • Reconnaissance tardive des savoirs autochtones ou non académiques (médecines traditionnelles, savoirs agricoles, cosmologies locales).

  • Difficulté d’accès aux outils numériques ou aux publications payantes dans les pays du Sud.

  • Risque de voir les connaissances locales appropriées sans reconnaissance (biopiraterie, brevets sur des savoirs indigènes…).

À retenir

La circulation des savoirs est aujourd’hui facilitée par le numérique, mais reste inégalitaire et structurée par des logiques de pouvoir. Les savoirs issus des Suds ou des traditions alternatives peinent à être pleinement reconnus.

Conclusion

La montée en puissance du savoir dans les sociétés contemporaines transforme profondément les rapports économiques, politiques et culturels. Si le modèle de la « société de la connaissance » valorise l’innovation, la formation et la recherche, il occulte souvent les inégalités d’accès, les formes de domination culturelle, ou la diversité des savoirs existants à l’échelle mondiale.

Pour comprendre ces dynamiques, il faut s’intéresser à la construction sociale et historique des connaissances, aux acteurs qui les produisent, et aux conditions de leur diffusion. Dans un monde globalisé, reconnaître la pluralité des savoirs – scientifiques, techniques, culturels, autochtones – est un enjeu majeur pour penser des sociétés plus justes et inclusives.