De l'outil à la machine : le problème de l'automatisation

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A) La différence entre l’outil et la machine

Une machine peut être définie comme un objet technique capable d’utiliser une source d’énergie pour réaliser par elle-même, avec ou sans la conduite d’un être humain, une ou plusieurs tâches, en vue d’effectuer un travail mécanique. Notre première pensée sur la machine a tendance à considérer que celle-ci se distingue de l’outil par son degré de complexité. Ainsi, l’être humain aurait inventé les machines, pour pallier le nombre limité de tâches qu’il peut réaliser en même temps. Karl Marx (1818-1883) explique dans Le Capital que « le nombre d’outils avec lesquels l’homme peut opérer en même temps est limité par le nombre de ses propres organes ». La machine serait donc un « super-outil ». Par exemple, l’aspirateur permet dans un même mouvement de dégager et d’enlever la poussière du sol, là où le balai guidé par la main ne peut le faire qu’en deux temps.

Cependant, l’historien de la technique Lewis Mumford (1895-1990) explique dans Technique et Civilisation que la différence fondamentale entre l’outil et la machine ne se situe pas dans leur degré de complexité. Ainsi, l’utilisation de certains outils demande des opérations extrêmement complexes, pour l’œil et la main (qu’on réfléchisse à la difficulté qu’il y a pour un enfant à apprendre à utiliser un couteau ou un stylo) alors que certaines machines réalisent des tâches extrêmement simples (par exemple, le marteau-pilon). De plus, un outil peut avoir des fonctions multiples, et une machine, une seule. Pour Mumford, la différence se situe bien plus « dans le degré d’indépendance de la machine au cours de l’opération, par rapport à l’habileté et l’énergie de l’opérateur : l’outil se prête à la manipulation, la machine à l’action automatique. » Ainsi, cette différence réside dans le degré d’autonomisation de l’objet technique vis-à-vis du travail humain.

Citation

« En général, la machine accentue la spécialisation des fonctions ; l’outil est plus souple. La raboteuse n’accomplit qu’une seule fonction, tandis que le couteau peut être utilisé pour aplanir du bois, le sculpter, le fendre, pour faire pression sur une serrure ou pour enfoncer une vis. »

B) L’automatisation transforme le travail humain

C’est à partir de cette question de l’autonomisation de la machine que l’on peut poser le problème de la maîtrise et du contrôle de celle-ci. Ainsi, Hannah Arendt (1906-1975), dans Condition de l’homme moderne, remarque qu’il est tout à fait paradoxal qu’on se soit posé la question de savoir si l’homme doit s’adapter à la machine, ou la machine s’adapter à la nature de l’homme, alors qu’on ne s’était jamais interrogé de la même manière pour l’outil. En effet, pour elle, cette discussion est stérile car l’homme est « un être conditionné pour qui toute chose, donnée ou fabriquée, devient immédiatement condition de [son] existence ultérieure » : l’homme s’habitue aux objets, qu’ils soient naturels ou créés par lui, et les machines comme les outils lui deviennent donc indispensables dès leur invention. « L’homme s’est donc adapté à un milieu de machines dès le moment où il les a inventées. »

Si le problème de l’adaptation à la machine ne se pose donc pas véritablement pour l’être humain en général, il a en revanche des conséquences concrètes en ce qu’il modifie considérablement le rythme du travailleur. Certes, l’outil était au service de l’homme comme la main est au service de l’homme ; en revanche, pendant le temps du travail avec la machine, c’est le rythme mécanique qui s’impose au corps humain, et non l’inverse. Le passage à l’automatisation transforme donc profondément le travail humain.

Exemple

L’avènement des machines dans l’industrie textile au xixe siècle n’a pas contraint la société britannique à des efforts d’adaptation majeurs, mais elle a bel et bien modifié le rythme du travail pour les ouvriers. Alors qu’ils en étaient les maîtres dans le cadre du travail manuel, ils se sont retrouvés à devoir s’adapter au rythme de la machine.

C) La machine, instrument d’aliénation ou de libération ?

Ce changement de rythme implique, pour Marx une aliénation pour le travailleur. Cette aliénation par la technique comprend, selon lui, deux aspects :

d’une part, une séparation se fait entre le travail intellectuel (conception et connaissance du mécanisme, qui deviennent le propre de l’ingénieur) et le travail physique de celui qui opère la machine (gestes répétitifs à un rythme imposé) ;

d’autre part, le travailleur est dépossédé de son travail, et devient un rouage dans une organisation mécaniste, dont il ignore les fins. Là où l’artisan maîtrisait la totalité du processus de fabrication, depuis la conception de l’objet en vue d’une fin connue, jusqu’à la réalisation de ses différentes parties, l’ouvrier, lui, a une vue limitée à la tâche qui lui est assignée.

A contrario de cette vision aliénante et terrifiante de la machine, on peut mettre en lumière sa dimension libératrice pour la pensée humaine. On pourrait considérer que les critiques de Marx viennent de ce qu’à un moment donné, les machines n’étaient pas assez complexes, et assez autonomes : il ne peut plus y avoir aliénation du travailleur par la machine, s’il n’est plus nécessaire à son fonctionnement, et le problème de l’aliénation pourrait se résoudre le jour où la machine n’aurait plus besoin de cette attention humaine.

C’est l’hypothèse formulée par Bergson, qui explique que la différence fondamentale se trouve alors plutôt entre « un mécanisme qui absorbe l’attention, et un mécanisme dont on peut se distraire. »

Exemple

Bergson prend ainsi l’exemple de la machine à vapeur : sa première version nécessitait qu’un travailleur intervienne pendant le processus pour ouvrir et fermer des robinets, jusqu’au jour où un enfant, lassé d’effectuer ce travail, invente le moyen de le faire faire automatiquement par la machine. Il se retrouve donc libre de s’amuser parce qu’il n’est plus absorbé par la surveillance constante. Bergson explique que « la différence entre les deux machines est radicale : la première retenait l’attention captive, la seconde lui donnant congé. »

Dans cette hypothèse, le dépassement technique, loin de réduire ou d’asservir l’homme, serait pour lui l’occasion de se retrouver.