Introduction
Dans un monde globalisé où la connaissance, la technologie et l’innovation sont devenues des leviers majeurs de puissance, les pays cherchent à renforcer leur place dans la hiérarchie internationale en s’appuyant sur le capital humain et la maîtrise des savoirs stratégiques. L’Inde, avec ses ressources démographiques, ses élites scientifiques et son rôle dans les services numériques, incarne une forme particulière de puissance émergente fondée sur le savoir.
Toutefois, ce modèle soulève des questions : peut-on bâtir une puissance durable sur la seule externalisation des services ? Quelle place pour l’innovation endogène face à la dépendance aux marchés étrangers ? L’exemple indien s’inscrit dans une logique plus large, où d’autres pays, comme la Chine ou les pays du Nord, ont opté pour des trajectoires différentes, parfois plus dirigistes ou plus intégrées.
L’étude de l’Inde permet donc d’interroger le lien entre savoir, mobilité, innovation et puissance, à travers les politiques éducatives, les circulations internationales et les stratégies technologiques portées par l’État.
Une formation scientifique sélective, levier de développement
Dès son indépendance en 1947, l’Inde a placé l’enseignement supérieur au cœur de son projet de développement. Elle crée des institutions d’élite comme les Instituts indiens de technologie (IIT) ou les Instituts indiens de gestion (IIM), destinées à former une génération d’ingénieurs et de gestionnaires capables de moderniser l’économie.
Ces établissements publics, très sélectifs, reposent sur un concours d’entrée national extrêmement exigeant, ce qui leur confère un prestige équivalent aux grandes écoles françaises. Ils fournissent une main-d’œuvre qualifiée dans des domaines stratégiques : informatique, mathématiques, électronique, gestion…
Ce modèle de formation repose sur une logique d’excellence académique, mais il est aussi fortement inégalitaire : l’accès reste limité aux couches les plus favorisées ou urbaines, et les établissements de second rang souffrent souvent d’un manque de moyens.
À retenir
L’Inde a misé sur un enseignement supérieur d’excellence, centré sur la formation d’élites scientifiques et économiques, mais cette stratégie repose sur une forte sélection et laisse de côté une partie de la population.
Diaspora, circulation étudiante et transfert de savoirs
Depuis les années 1970, de nombreux étudiants indiens poursuivent leurs études dans les pays occidentaux. Cette diaspora – c’est-à-dire la population indienne installée à l’étranger de manière durable – joue un rôle essentiel dans la diffusion des savoirs et l’influence mondiale du pays.
La diaspora scientifique et technique, notamment aux États-Unis, au Canada ou au Royaume-Uni, est particulièrement active. Des figures emblématiques comme Sundar Pichai (Google) ou Satya Nadella (Microsoft) incarnent la réussite de ces élites issues des IIT. Par leurs réseaux, elles facilitent :
Des coopérations universitaires et industrielles entre l’Inde et les pays du Nord.
Des transferts de savoirs et de technologies.
L’essor du soft power indien (capacité d’un État à influencer par l’attractivité culturelle, intellectuelle ou technologique).
Cependant, le retour des diplômés expatriés reste limité. Malgré des incitations comme le programme GIAN ou le réseau de centres de recherche internationaux, beaucoup choisissent de rester à l’étranger, freinés par les conditions de travail ou la lourdeur administrative.
À retenir
La circulation internationale des étudiants renforce l’influence de l’Inde dans les réseaux scientifiques mondiaux, mais le retour des diplômés reste faible, limitant les effets internes de cette stratégie.
Une puissance technologique fondée sur l’externalisation
Depuis les années 1990, l’Inde s’impose comme une plateforme mondiale des services numériques, notamment à travers l’essor de villes comme Bangalore, Hyderabad ou Chennai. Elle devient un acteur majeur de l’externalisation, c’est-à-dire du transfert de certaines activités (développement logiciel, assistance technique, maintenance) de firmes occidentales vers des prestataires indiens.
Cette réussite repose sur :
Une main-d’œuvre qualifiée anglophone issue des IIT et autres écoles d’ingénieurs.
Des coûts salariaux compétitifs.
Une infrastructure numérique croissante et un environnement juridique favorable.
Les entreprises indiennes, comme Infosys, Wipro ou Tata Consultancy Services, travaillent principalement en B2B (entreprises à entreprises), à destination des marchés étrangers. Le marché intérieur, bien qu’en croissance, reste limité en termes de consommation technologique et d’innovation locale à grande échelle.
Face à cela, l’État indien a lancé plusieurs politiques pour favoriser une innovation endogène, comme :
Make in India (2014), qui vise à renforcer la production locale dans les secteurs technologiques.
Digital India, programme d’inclusion numérique, d’administration électronique et de développement des services publics en ligne.
Startup India, destiné à soutenir les start-up (ou jeunes pousses), petites entreprises innovantes fondées par de jeunes diplômés.
À retenir
L’Inde est un acteur central de l’économie numérique mondiale, mais son modèle reste orienté vers l’exportation. L’État cherche à encourager une innovation locale, avec des politiques comme Make in India ou Digital India.
Conclusion
L’Inde incarne une forme originale de puissance fondée sur le savoir, qui repose sur la formation d’élites scientifiques, la mobilité étudiante internationale et la spécialisation dans les technologies de l’information. Ce modèle lui permet de s’insérer dans les circulations mondiales de la connaissance, et de rayonner grâce à une diaspora influente.
Cependant, cette trajectoire reste incomplète : le retour des diplômés reste marginal, les inégalités d’accès à l’enseignement perdurent, et l’innovation locale peine à décoller face à la dépendance aux commandes étrangères. Comparée à la Chine, qui a développé une industrie technologique beaucoup plus intégrée et dirigée par l’État, l’Inde s’appuie davantage sur le secteur privé et l’initiative individuelle.
L’exemple indien illustre les forces et les limites d’un modèle de puissance fondé sur la circulation du savoir : il souligne que former ne suffit pas, encore faut-il intégrer ces savoirs dans un projet économique cohérent, inclusif et souverain.
