Où conduisent les révolutions ?

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Qu’elles soient industrielles, sexuelles, scientifiques, etc., les révolutions sont des périodes de changements brutaux. Sur le plan politique, que construisent ces bouleversements qui se paient souvent au prix fort ?

I. Une rupture provisoire du droit…

La révolution est la rupture brutale d’un ordre juridique existant, au profit de l’instauration d’un nouveau. Elle s’appuie sur une insurrection populaire, ce qui la distingue du coup d’État. Mais contrairement à une révolte ou une émeute, elle suppose un encadrement et des meneurs fermement décidés à s’emparer du pouvoir.

Citation

« C’est un acte par lequel une partie de la population impose à l’autre partie sa volonté à coups de fusils, de baïonnettes et de canons. » (Engels, De l’Autorité, 1873)

 Les révolutions américaine (1776) et française (1789), qui en ont fixé le modèle, sont vues par les philosophes des Lumières comme un recul de la tyrannie et une avancée majeure vers l’émancipation des peuples. Bien qu’il désapprouve par principe la rupture – même provisoire –, d’un ordre juridique, Kant soutient la Révolution française car elle instaure un régime meilleur que le précédent : un tel progrès du droit suscite l’« enthousiasme » (Le Conflit des facultés, 1798).

II. … au risque de la violence

La rupture avec l’ordre ancien nourrit l’imaginaire révolutionnaire. Très influent sur les campus américains des années 1960, le freudo-marxiste Marcuse estime que les masses ne sont plus révolutionnaires dans la société de consommation. C’est des exclus et des minorités que vient la contestation, ainsi que de la jeunesse, des artistes et intellectuels unis dans une éthique du « Grand Refus » (Vers la libération, 1969). 

Ce romantisme révolutionnaire peut basculer dans la violence destructrice, prônée par les anarchistes Bakounine et Netchaïev (Catéchisme du révolutionnaire, 1868), ou dans les Réflexions sur la violence (1908) de Sorel. De fait, la Révolution russe (1917) comme la Révolution chinoise (1927-1949) conduisent à la guerre civile puis à l’instauration de dictatures sanglantes. Mao l’assume : « la révolution n’est pas un dîner de gala ».

Citation 

« Non seulement la violence prolétarienne peut assurer la révolution future, mais encore elle semble être le seul moyen dont disposent les nations européennes, abruties par l’humanitarisme, pour retrouver leur ancienne énergie. » (Sorel)

Pouvait-on encore dans ces conditions exalter la violence à l’image de Fanon (Les Damnés de la terre, 1961) ou se montrer complaisant à son égard ? La foi inébranlable en la révolution égare certains penseurs : ne pouvant nier les atrocités du régime soviétique, Sartre se réfugie dans l’idée que celui-ci conduit malgré tout au socialisme. Aron lui répond ironiquement que « seuls des philosophes très subtils peuvent reconnaître un privilège unique à une entreprise dont ils ne nient pas les cruautés » (Dimensions de la conscience historique, 1961).

III. L’invention du possible

En dépit de leur engagement socialiste, Lefort et Castoriadis sont très lucides sur la dérive totalitaire du régime soviétique. Dans leur revue Socialisme ou barbarie (1949-1967), ils dénoncent l’oubli de l’idéal révolutionnaire au profit d’une bureaucratie tyrannique et d’une destruction de la société. Ce dévoiement résulte d’une idéologie close qui met tout le corps social au service d’une cause commune donnant son sens à l’histoire. Au contraire, la démocratie est un régime ouvert et capable d’institutionnaliser les désaccords par le débat public. 

Arendt observe que les révolutionnaires sont souvent animés de « motivations morales », et qu’ils ont moins l’ambition de transformer la société que de se battre publiquement pour la liberté (Du mensonge à la violence). Or la liberté est le fondement de la politique et ne devient un objectif direct que dans les périodes de crise. Aussi la révolution doit-elle être conçue comme le commencement de quelque chose qui reste à écrire, et dont l’issue est indéterminée (Essai sur la révolution, 1962).

Citation

« L’idée centrale de la révolution est la fondation de la liberté, la fondation d’un corps politique qui puisse garantir l’espace où la liberté peut apparaître. » (Arendt)

La « Révolution des œillets »

Il est peu d’exemples de révolutions qui ne conduisent pas à des actes de violence ou à des dérives sanglantes (la Terreur en France, le totalitarisme stalinien en URSS, la Révolution culturelle en Chine, etc.). Ce n’est cependant pas une fatalité, comme le montre la Révolution des œillets (1974), aboutissant à l’instauration durable de la démocratie au Portugal.