Les sentiments relèvent de l’intime, c’est-à-dire de ce que nous avons de plus privé et d’indicible. Mais n’ont-ils pas aussi quelque chose de communicatif au-delà des mots ?
I. Les limites du langage
Les mots atteignent-ils la profondeur de la vie intérieure ? Nietzsche en doute car le langage transpose laborieusement des excitations nerveuses en sons. Nous ne communiquons que la partie la plus superficielle de notre pensée, tandis que la plus profonde reste indicible (Le Gai savoir, 1882).
De même, Bergson compare les mots à des « étiquettes » que nous collons sur nos sentiments : le langage est simplificateur car il est soumis aux impératifs et aux urgences de l’action. Les poètes font exception car ils n’ont pas ce souci de l’utile. Eux seuls savent trouver les mots justes et nous faire communier dans une émotion esthétique (Le Rire, 1900).
Citation
« Nous ne saisissons de nos sentiments que leur aspect impersonnel, celui que le langage a pu noter une fois pour toutes parce qu’il est à peu près le même dans les mêmes conditions, pour tous les hommes. » (Bergson)
II. Une communication qui se passe de mots
Les sentiments se partagent quelquefois sans qu’on ait besoin de mots pour les exprimer : comme le montre René Girard dans La Violence et le sacré (1972), nos désirs imitent ceux des autres sur fond de rivalité. De même, la joie et la peine sont « communicatives » : on manifeste à une personne endeuillée sa « sympathie » ou ses « condoléances », ce qui signifie au sens strict qu’on partage sa douleur.
Les philosophes du XVIIIe siècle tels que Smith ou Hume voient même dans la sympathie la source de la moralité. Rousseau définit la « pitié » comme une tendance naturelle à s’imaginer à la place de la personne qui souffre, et donc à percevoir sa douleur comme si c’était la nôtre (Émile, 1762). Loin de nous enfermer dans l’égoïsme ou le solipsisme, les sentiments nous ouvrent donc aussi à autrui.
Le Bon montre des aspects plus inquiétants de ce partage des sentiments dans sa Psychologie des foules (1895). Comme le dit aussi Durkheim, des individus inoffensifs « peuvent, réunis en foule, se laisser entraîner à des actes d’atrocité » dans lesquels, revenus à leur état normal, ils ne se reconnaissent pas (Les Règles de la méthode sociologique, 1895).
Définition
Le solipsisme est une situation d’absolue solitude, où la conscience se perçoit comme enfermée en elle-même.
III. Une compréhension immédiate
Dans Nature et formes de la sympathie (1923), Scheler analyse la vie émotionnelle et la manière dont les sentiments d’autrui nous deviennent intelligibles. Il distingue plusieurs niveaux de « compréhension affective » : partage, participation, contagion, fusion. Selon lui, c’est par une sorte d’élan vital que les consciences entrent en communication, et non par une analyse rationnelle du comportement d’autrui.
Husserl fonde l’intersubjectivité sur ce transfert immédiat qui s’opère de mon être de chair aux autres avec qui je partage un monde : « je comprends immédiatement ce qu’ils se représentent et pensent, quels sentiments ils ressentent, ce qu’ils souhaitent ou veulent » (Idées directrices pour une phénoménologie, 1913).
Son analyse est prolongée par Merleau-Ponty : mon corps percevant le corps d’autrui, « il y trouve comme un prolongement miraculeux de ses propres intentions, une manière familière de traiter le monde » (Phénoménologie de la perception, 1945).
Définition
L’intersubjectivité désigne une subjectivité partagée sur laquelle se fonde la constitution d’un monde commun.
« La psychologie des foules »
Le Bon constate que les individus réunis en foule possèdent comme une « âme collective » qui altère leur jugement personnel : sentiment de déresponsabilisation, partage de sentiments puissants et simplistes par contagion mentale, réceptivité accrue aux suggestions d’un leader charismatique. L’être conscient peut alors laisser place à l’automate et l’être cultivé au barbare.