Peut-on témoigner de l'inhumain ?

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En bref : « Écrire un poème après Auschwitz est barbare », déclare le philosophe Theodor Adorno (Prismes, 1955). Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, catastrophe collective d’une ampleur et d’une forme inédite, la culture semble balayée par l’horreur ; la question du témoignage se pose de manière aiguë.

I - « Se taire est impossible »

1 Un exutoire douloureux mais nécessaire

  • Dans un contexte d’extrême violence, l’écriture peut être d’une urgence vitale pour la victime. « En les vivant, j’éprouvais déjà le besoin de raconter les choses », déclare Primo Lévi, l’un des premiers survivants des camps à témoigner (Si c’est un homme, 1947). 
  • Témoigner est une épreuve pour la victime. Jorge Semprun, rescapé des camps, a mis des années avant de trouver le chemin de l’écriture, sans cesse repoussée pour ne pas s’enliser dans l’horreur du passé : « j’ai pratiqué une sorte de thérapie systématique, parfois brutale, de l’oubli » (L’Écriture ou la vie, 1994).

À NOTER Se taire est impossible : tel est le titre éloquent d’un témoignage des rescapés des camps Elie Wiesel et Jorge Semprun (1995).

2 Un devoir de mémoire : servir la cause de l’humanité

  • Témoigner permet d’établir ou de rectifier des faits, d’en garder une trace afin qu’ils ne tombent pas dans l’oubli. Après dix ans de mutisme, Elie Wiesel, survivant des camps, se résout à l’écriture : « dans cette situation-là, il est interdit de se taire » (La Nuit, 1956). L’écrivain participe ainsi à la construction d’une mémoire et d’une conscience collective. 
  • L’écrivain se fait porte-parole, pour servir la cause de l’humanité. Svetlana Alexievitch donne à entendre, dans La Supplication (1998), des témoins bouleversés de la catastrophe nucléaire de Tchernobyl. 
  • Témoigner, c’est aussi sonder l’inconcevable. Robert Antelme, résistant et déporté, cherche à comprendre, dans L’Espèce humaine (1947), comment l’humanité a pu aussi violemment s’attaquer à elle-même.

II - Un défi délicat

1 Une mise en mots problématique

  • L’expérience de l’inconcevable donne le sentiment d’une impuissance dans l’expression, bien soulignée par Elie Wiesel : « malgré tous mes efforts pour dire l’indicible, “ce n’est toujours pas ça” » (La Nuit, 1956). 
  • Le témoignage peut advenir longtemps après les événements : se pose alors la question de l’oubli, mais aussi celle de la reconstruction du passé. Dans La Douleur (1985), Marguerite Duras, quarante ans après les faits, s’appuie notamment sur son journal pour raconter le retour de son mari Robert Antelme, anéanti par sa déportation. 
  • Les choix formels sont lourds de questionnements éthiques. Primo Lévi (Si c’est un homme, 1947) craignait de « tomber dans la rhétorique », de souligner l’horreur par le style alors que ce n’était pas nécessaire (l’horreur était déjà là dans les simples faits…). Il pose ainsi le problème d’une écriture juste, et prend le parti de l’objectivité et de la neutralité.

À NOTER Robert Merle, dans les mémoires fictifs La Mort est mon métier (1952), fait scandale en donnant voix à un haut dignitaire nazi, pour mieux tenter de comprendre comment il a pu basculer dans l’inhumain.

2 Le problème de la réception : l’impossible transmission ?

  • Est-il possible à qui ne l’a pas vécu de comprendre la réalité des camps ? Simone Veil rapporte, dans Une vie (2007), la réaction de la population qui a d’abord refusé d’y croire
  • Le travail de mémoire peut faire l’objet d’une censure politique, voire mettre en danger la vie de l’auteur. Dans les années 1960, Alexandre Soljenitsyne écrit clandestinement L’Archipel du Goulag, qui dénonce le système carcéral inhumain mis en place par l’Union soviétique ; publié à l’étranger, le livre vaut à son auteur la censure et l’exil.

« Témoigner de l’impossibilité de témoigner » 

Lors du tournage d’un film sur la paix, deux victimes de l’Histoire se rencontrent à Hiroshima : une femme humiliée pour s’être éprise d’un Allemand pendant la guerre, et un Japonais témoin des ravages de la bombe nucléaire. Le scénario, écrit par Marguerite Duras, met en exergue la vive tension entre mémoire et oubli. (Hiroshima mon amour, film de Alain Resnais (1959))