Introduction
Dans les sociétés contemporaines, les individus se perçoivent de plus en plus comme autonomes et responsables de leurs choix de vie. Ce processus d’individualisation ne rompt pourtant pas les liens sociaux : il les recompose. Les formes de solidarité, de reconnaissance et de sociabilité se transforment, notamment avec l’essor du numérique, qui modifie la manière d’être en relation. De Durkheim à de Singly, en passant par Élias, Le Bart et Cardon, on peut montrer que cette autonomie croissante redéfinit les manières de vivre ensemble, tout en révélant de nouvelles inégalités sociales et relationnelles.
De la solidarité mécanique à la solidarité organique : Durkheim et la naissance de l’individu social
Pour Émile Durkheim, les sociétés traditionnelles reposaient sur une solidarité mécanique, fondée sur la similitude des croyances et des modes de vie. Chacun partageait les mêmes règles, et le groupe primait sur l’individu.
Avec la modernité, la division du travail s’accroît : les individus exercent des rôles différents mais complémentaires. C’est la solidarité organique, où l’unité sociale naît de la dépendance mutuelle. L’individu devient plus libre, mais cette liberté s’exerce à l’intérieur d’un cadre collectif (droit, école, État social).
Durkheim montre donc que l’individualisation n’est pas une menace pour la société : elle transforme les fondements du lien social. L’autonomie de chacun repose sur une interdépendance entre tous.
À retenir
L’individualisation n’affaiblit pas la société : elle la rend plus complexe, en remplaçant les liens de similitude par des liens de complémentarité.
Élias et de Singly : l’individu relié par la socialisation et la reconnaissance
Norbert Élias explique que l’individu moderne ne se détache pas du groupe, mais intériorise des règles de comportement qui rendent possible la vie en société. Ce processus de « civilisation des mœurs » apprend à chacun à se maîtriser et à s’adapter à des contextes variés. L’individu est donc socialement façonné : il vit dans un réseau de dépendances qui l’oblige à composer avec les autres.
Dans une perspective contemporaine, François de Singly montre que l’individualisation ne signifie pas isolement, mais recherche d’autonomie dans la relation. L’individu d’aujourd’hui veut être reconnu comme personne singulière au sein de la famille, du couple ou du travail. Les liens ne reposent plus sur des obligations traditionnelles, mais sur un équilibre entre liberté et attachement.
Ainsi, les solidarités modernes deviennent personnalisées : on aide, on s’engage, on coopère par choix, selon les affinités et les valeurs partagées. Cette évolution traduit une mutation profonde du lien social : il est moins contraint, mais il reste essentiel à l’identité.
À retenir
L’individualisation conduit à des solidarités plus souples et négociées : chacun cherche à être autonome sans rompre les liens qui lui donnent sens et reconnaissance.
Le Bart et la transformation des formes d’engagement
Pour Christian Le Bart, la montée de l’individualisation se manifeste aussi dans le rapport à l’engagement collectif. Les formes traditionnelles — adhésion à un syndicat, à un parti ou à une Église — reculent au profit d’engagements ponctuels ou à thèmes précis : environnement, égalité, solidarité locale.
Les individus s’investissent dans des causes compatibles avec leurs convictions personnelles, souvent pour des durées limitées. Ces formes d’engagement à la carte traduisent une recherche d’authenticité et de cohérence personnelle, mais peuvent rendre les solidarités plus fragiles. On agit moins « par devoir », davantage « par choix ».
À retenir
Les solidarités collectives se réinventent à travers des engagements choisis et temporaires, qui répondent aux aspirations individuelles plus qu’à des appartenances durables.
Les sociabilités numériques : nouvelles connexions, nouvelles inégalités
Avec la généralisation d’Internet et des réseaux sociaux, les liens se déploient désormais dans des espaces numériques.
Pour Dominique Cardon, ces réseaux prolongent les interactions sociales existantes plutôt qu’ils ne les remplacent. Ils permettent de maintenir le contact, d’échanger, de s’entraider, de rejoindre des groupes d’intérêt ou de se mobiliser. Ces espaces favorisent une sociabilité étendue, où l’on peut être à la fois proche et distant, intime et public.
Mais ces nouveaux liens ne sont pas égaux : la capacité à se rendre visible, à mobiliser des soutiens ou à s’exprimer dépend du capital culturel et technique de chacun. Ceux qui maîtrisent mieux les codes numériques bénéficient d’une reconnaissance plus large, tandis que d’autres restent à la marge.
Ainsi, le numérique ne crée pas une société sans frontières : il reproduit, et parfois accentue, les inégalités préexistantes dans la vie réelle.
À retenir
Les réseaux numériques prolongent la sociabilité traditionnelle, mais la visibilité et la reconnaissance qu’ils procurent dépendent fortement des ressources sociales et culturelles des individus.
Conclusion
Le processus d’individualisation transforme la manière d’appartenir à la société. De Durkheim à de Singly, on passe d’un individu intégré par la ressemblance à un individu relié par choix et reconnaissance. Les solidarités deviennent plus négociées, souples et personnalisées, tandis que les sociabilités numériques prolongent ces transformations en élargissant les formes de relation.
Mais cette autonomie reste inégale : les liens que chacun peut entretenir — en ligne comme hors ligne — dépendent encore des ressources sociales, culturelles et économiques. L’individualisation ne supprime donc pas les inégalités, elle en redessine les contours dans un monde de liens plus libres, mais aussi plus fragiles.
